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Quand les nouvelles technologies bousculent nos pratiques

30/11/2019

Dr G. Letesson 

Qui peut encore dire de nos jours qu’il n’a jamais entendu parler de l’intelligence artificielle, de l’IA ?
Les médias l’évoquent plus qu’à leur tour ... davantage dans un souci de sensationnel, de buzz, que d’esprit didactique. Dans notre microcosme médical, certaines disciplines, davantage touchées par ces implications comme l’imagerie ou la radiothérapie par exemple, s’intéressent plus directement à sa nature et ses applications. Cependant, ses impacts dépassent et dépasseront ces seules spécialités pour embrasser l’entièreté du monde médical.

À côté de cette IA si médiatique, d’autres acteurs interviennent, bien souvent en synergie, et viennent (viendront) bousculer notre approche et notre pratique médicale. Citons par exemple les nanotechnologies, les biotechnologies, les sciences de l’information et les sciences cognitives (les NBIC) mais aussi la robotique, l’Internet des Objets (IdO) ou encore l’impression 3D. À quoi devons-nous nous attendre ? Quelles sont les implications ?

L'intelligence artificielle
Cette notion d’IA est utilisée comme si ce qu’elle sous-tend, à savoir la notion « d’intelligence », allait de soi. Qu’en est-il ?

L’intelligence, au regard de ce que nous en savons, s’articule sur des notions de connaissances mais aussi d’adaptabilités. Pour ce faire, deux systèmes entrent en compétition, une heuristique intuitive, rapide et le plus souvent efficace mais fortement influencée par nos nombreux biais cognitifs, et une algorithmique logique, plus lente mais méthodique et s’appuyant sur des acquis solides. Un troisième système intervient, parfois, en inhibant le premier au profit du deuxième. De plus, nos émotions entrent nécessairement dans l’équation. L’intelligence, cette fonction indissociable de notre être dit « pensant », s’avère donc complexe … à comprendre, à cerner.

Dès lors, à la dénomination « d’IA » devrait être préférée celle de « systèmes experts » car au regard de ce que semble être l’intelligence humaine, les systèmes artificiels dont nous parlons sont tout sauf « intelligents ».

A contrario, leurs compétences, ciblées, dépassent et dépasseront les nôtres dans des domaines de plus en plus nombreux et variés.

De l'IA symbolique aux réseaux de neurones (Deep Learning)
Ce titre évoque l’évolution d’une vision logique et arithmétique de ces systèmes à une vision « biologique ».

Initialement, les recherches sur l’IA, dite « symbolique », s’appuyaient sur une volonté de modéliser le fonctionnement de notre propre intelligence en une suite de développements algorithmiques usant de structures
arithmétiques. Pour prometteuse qu’elle puisse paraître, cette approche s’avéra limitée et les promesses d’une évolution rapide furent déçues. Cela conduisit, dans les années 80, à ce que les experts appellent « l’hiver de l’IA ».

Il fallut attendre le début des années 2000 pour que de nouvelles approches prennent le relais, dont le Deep Learning (DL).

Geoffrey Hinton et son équipe, longtemps raillés par leurs pères, développèrent avec succès ce type d’apprentissage machine fait de réseaux de neurones en couche mimant les réseaux neuronaux humains.

Cette technique use de différentes approches d’apprentissage pour la machine. Qu’ils soient « supervisés », « non-supervisés », par « renforcement » ou un mélange de ces diverses méthodes, la machine apprend et s’améliore proportionnellement à la quantité et surtout à la qualité des exemples utilisés.

Cette quantité de données représente un point important à la lumière des big data. À l’heure où vous lisez ces lignes, le flux de données dans le monde est déjà astronomique mais ce n’est rien eu égard au tsunami de data médicales qui s’annonce dans les années à venir notamment au travers de l’Internet des Objets (l’IdO). Les technologies wearables se développent sans cesse et parviennent, de manière non-invasive ou micro-invasive, à des résultats étonnants.

Cependant, quantité n’est pas qualité. Or, l’échantillonnage nécessaire à une « bonne » éducation des algorithmes s’avère crucial pour atteindre une efficacité optimale et surtout robuste.

Ces big data associées au DL vont modifier drastiquement notre pratique, d’abord aux niveaux des domaines médico-techniques mais aussi, petit à petit, dans l’ensemble du monde médical. Nous serons en effet incapables d’embrasser ces flux de données et leurs implications intriquées sans l’aide d’outils adéquats. C’est davantage en tant que gestionnaire de métadonnées que nous userons de notre expertise auprès des patients.

Ce transfert permettra un retour au core business de notre pratique : le patient.

En effet, nous subissons une pression de plus en plus importante en relation avec les données nécessaires à une bonne prise en charge. Le temps que nous devons passer à intégrer tous ces paramètres, c’est du temps que nous ne prenons pas avec et pour nos patients.

Ces appoints technologiques nous rendront ce temps nécessaire à une humanisation des soins, précieuse dans un monde hospitalier de plus en plus automatisé.

L'IA aujourd'hui ...
Le nombre de publications et d’applications explose depuis quelques années. Il n’y a plus un congrès où ce sujet n’est pas abordé.

Pratiquement, voici une liste non exhaustive d’axes de développements actuels :
  • Healthcare NExT : développements chez Microsoft de multiples recherches touchant notamment la cancérologie, la neurologie, la génétique …
  • Google Deepmind : cancérologie, neurologie
  • Watson d’IBM : cancérologie …
  • Imageries, radiothérapie, cardiologie …
Au départ, chaque développement axe sa recherche sur un nombre restreint de paramètres, en lien avec un domaine spécifique, afin de rendre le système plus robuste.

Cependant, progressivement, des croisements s’opèrent avec des paramètres complémentaires qui augmentent petit à petit l’efficacité des systèmes. Cela ne fait que commencer mais à bien y réfléchir, il semble logique d’agir ainsi. Un patient rassemble des paramètres qui le caractérisent de manière spécifique. Il représente un tout nécessitant idéalement une prise en charge holistique. Notre pratique actuelle en spécialités, parfois trop segmentées, rend cette prise en charge globale parfois difficile.

Pourtant, nous nous dirigeons vers une médecine nécessitant cette vision holistique aboutissant à une prise en charge personnalisée.

Cette vision générale intègre à la fois des données iconographiques, biologiques, génétiques mais aussi des mesures de plus en plus complètes et continues de nos paramètres vitaux sans compter nos antécédents personnels et familiaux. À cela, nous pouvons aussi ajouter des données « extérieures » mais jouant un rôle « épigénétique » comme des données environnementales, socio-culturelles ou psychologiques. Pour ce faire, d’autres technologies peuvent entrer en synergie avec l’IA et notre expertise spécifique.

Les NBIC : technologies convergentes
Les nanotechnologies et les biotechnologies, appliquées à la médecine, portent l’espoir d’une capacité diagnostique et thérapeutique d’une précision cellulaire voire intracellulaire. L’addition de cette puissance avec des IAs adaptées donnera aux médecins des leviers aujourd’hui inimaginables.

Les sciences de l’information doivent être vues comme un support nécessaire sur lesquelles les autres technologies doivent s’appuyer mais aussi comme une compréhension toujours plus forte des mécanismes sous-jacents aux flux de données, en ce compris dans notre propre biologie.

Les sciences cognitives ouvrent la voie d’une intégration toujours mieux maîtrisée de l’homme et de la machine tant sur le plan physique, corporel qu’au niveau psychique.

Tout cela ne va pas sans un questionnement impératif et urgent sur l’éthique en jeu au travers de toutes ces transformations en cours et à venir. Il en va de même des implications juridiques qui ne manqueront pas.

Parallèlement, le développement de nouveaux matériaux biocompatibles rendront ces technologies « implémentables » à l’être humain. Il en va de même du perfectionnement de l’impression 3D à visée médicale.

Vers un changement de paradigme
La médecine d’aujourd’hui conserve une approche basée sur l’utilisation de traitements ayant fait leurs preuves sur de larges échelles de patients dont les pathologies s’avéraient relativement bien catégorisées. L’explosion des données actuelle change drastiquement la donne tant au niveau des sous-groupes existant au sein d’une seule et même maladie qu’au niveau des spécificités inhérentes à chaque patient.

De plus, notre pratique usuelle est davantage basée sur la détection d’une maladie une fois celle-ci déclarée. Il s’agit d’une médecine « réactive » c’est-à-dire que nous attendons que le patient soit formellement malade pour agir. Parallèlement, nous utilisons la prévention afin d’éviter ou, à tout le moins, d’amoindrir une pathologie. Cependant, proportionnellement, le versant curatif est très largement prédominant dans notre pratique clinique. C’est heureux, au regard de nos capacités actuelles de diagnostiques. Cependant, l’implémentation de l’IA et des développements dans les NBIC vont amener une transition vers une capacité préventive et pronostique de plus en plus précise. Notre travail sera davantage de garder nos patients en bonne santé que de les soigner à l’instar de ce que les médecins orientaux faisaient avant l’arrivée de la médecine moderne (avec, cette fois, les moyens nécessaires).

L’intégration de multiples paramètres représente l’une des clés de tous ces développements. Le patient deviendra dès lors un acteur bien plus actif de sa prise en charge au travers de l’accès et de la gestion de ses données personnelles.

La médecine de demain passera de réactive à proactive. Elle se basera sur les 4 P. Elle sera Prédictive, Personnalisée, Préventive et Participative.

Attention toutefois aux dangers inhérents à une médecine plus prédictive et pronostique. En effet, il existe un risque de sur-diagnostique et d’éventuels traitements abusifs. De plus, l’utilisation et la détention de ces données doivent être fermement encadrées sous peine de dérives multiples.

Enfin, derrière la création de tous ces outils, il ne faut pas oublier la puissance des leaders technologiques (GAFAM pour les États- Unis et BATX pour la Chine) et l’aspect lucratif sous-jacent. Derrière toute machine, il y a un concepteur et les algorithmes utilisés notamment en IA ne dérogent pas à cette vérité … tant qu’à présent.

Et au-delà ...
Cette évolution toujours grandissante de l’intégration de la technologie à l’homme conduit inévitablement à des questionnements sur la nature de notre humanité … C’est ici qu’entrent dans la danse les différents degrés du trans-humanisme. La notion « d’anthrobot » mélange notre nature d’être vivant, d’homme à celle de machines dans un ensemble unique et cohérent. De nombreux débats existent et devront être menés afin de tenter d’harmoniser « humainement » cette évolution potentielle (et incontournable déjà aujourd’hui au travers des développements d’implants et de prothèses de plus en plus intimement liés à leur porteur). L’extension de notre conscience au-delà de nous au travers de réseaux interconnectés relève aussi actuellement d’une utopie que tentent de contourner les géants technologiques comme Google. La mort elle-même n’est plus un tabou dans cette course. Est-ce bien ou mal ? Ce n’est pas ici que nous pourrons répondre à cette épineuse question
philosophique.

Quant à cette IA pas si « intelligente » que cela, il s’agit de ce qui est qualifié d’IA « faible ». Qu’en est-il de l’émergence d’une « véritable » IA souvent qualifiée de « forte ». Cette question soulève le débat sur la notion de singularité technologique. Ici, des notions telles que l’influence de notre corporéité, de son homéostasie sur notre bon sens et notre capacité à penser, notre créativité intrinsèque interviennent de manière aigüe dans l’émergence d’une véritable IA.

À tout cela, il faut ajouter les robots qui seront dotés de toutes ces technologies et qui partageront notre quotidien …

En conclusion
Aujourd’hui, le développement grandissant, inévitable, des nouvelles technologies, dont l’IA, et de la robotique au sein de notre société au sens large et, plus singulièrement, de notre métier, imposera une réorientation fondamentale de notre interaction avec les autres en général et, pour les praticiens de l’art de guérir que nous sommes, avec les patients.

Paradoxalement, si le virage est bien négocié, nous pourrions retrouver l’humanité que nos tâches, de plus en plus lourdes, nous font perdre petit à petit. Il nous incombe, en tant que médecin mais surtout en tant qu’homme, de redéfinir ce que signifie « d’être humain » afin de ne pas nous perdre … et c’est un comble … peut-être bien grâce à des machines.