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Traitements miracles, médicaments salvateurs. Et si la politique de remboursement ne suit pas l’innovation ?

14/10/2021

Pr Jean Schoenen

Les traitements préventifs innovants de la migraine valent-ils la peine d’être remboursés par la sécurité sociale?

Récemment un miracle s’est produit dans le monde de la migraine : des traitements innovants ont été commercialisés et remboursés par la sécurité sociale pour les migraineux les plus atteints, malgré leur prix élevé. Les anticorps monoclonaux (Ac anti-CGRP) bloquant la neurotransmission du CGRP ( « peptide lié au gène de la calcitonine » présent dans les terminaisons nerveuses méningées responsables de la céphalée migraineuse) sont un tournant dans la prise en charge de cette maladie qui, jusqu’ici, n’a jamais été considérée suffisamment invalidante par les décideurs mutuellistes et politiques pour pouvoir bénéficier d’un traitement plus efficace, mais coûteux. Pour preuve, l’absence de remboursement des triptans oraux jusqu’à l’apparition 15 ans plus tard des génériques moins onéreux. Certes, il a fallu près de 2 ans d’âpres négociations entre les firmes et la commission de remboursement de l’INAMI ainsi qu’un lobbying intensif des collectifs de patients soutenus par des neurologues et des parlementaires.
Le problème des médicaments innovants onéreux n’est pas propre à la migraine, mais leur remboursement va presque de soi dans d’autres maladies neurologiques comme la sclérose en plaques ou en oncologie, même si leur valeur ajoutée n’est pas toujours évidente. Plutôt qu’aux aspects éthiques et de justice sociale, je m’attacherai à souligner 2 éléments : d’abord l’impact individuel et sociétal des migraines, ensuite la valeur ajoutée médicale des Ac anti-CGRP.

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Les migraineux méritent-ils le remboursement d’un traitement onéreux ?

Les migraines dont la prévalence sur 1 an est de 34% chez les femmes wallonnes (Streel et al 2015) représentent, d’après les données de l’OMS, entre 25 et 49 ans, la 5maladie la plus invalidante sur 369 maladies humaines, la 2e chez les femmes (Global Burden of Disease study 2020). Bien sûr, tous les migraineux ne sont pas invalidés au même degré, mais ceux qui souffrent de plus de 8 jours de migraine par mois, c’est-à-dire un tiers environ, ont une qualité de vie médiocre. La migraine est responsable annuellement de la perte de plus d’1,5 million de jours de travail, 49% des migraineux déclarant être absents du travail au moins 1 jour par mois et 75% estimant que la migraine impacte leur productivité, dont coûts pour la société belge estimés à près d’1 milliard d’euros par an (Schoenen et al 2006), pour l’Université de Liège 300.000 € (Gérardy et al 2008) (Fig 1).

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Les Ac monoclonaux anti-CGRP ont-ils une plus-value par rapport aux traitements classiques ?

L’efficacité (en termes de réduction d’au moins 50% de la fréquence des crises) du médicament préventif classique le plus actif, le topiramate, ne dépasse pas 45 à 50% selon les études : il faut traiter 8,5 patients (NNT) pour voir un effet bénéfique dans la migraine chronique. Le problème est qu’1 sur 2 abandonne le traitement après 2 mois surtout à cause d’effets secondaires cognitifs et thymiques (Hepp et al 2016). Globalement, l’efficacité des Ac monoclonaux est de 50-60% (NNT : 6,5 en moyenne dans la migraine chronique). Le gain relativement modeste par rapport aux traitements classiques explique en grande partie pourquoi certaines commissions de remboursement, qui se basent avant tout sur les critères d’efficacité, ont été (ou sont toujours) réticentes à donner un avis favorable. Là où la plus-value extraordinaire des Ac monoclonaux saute aux yeux est dans le rapport entre l’efficacité et la tolérance (Schoenen et al 2020). En effet, les effets secondaires des Ac (qui ne pénètrent pas dans le cerveau) sont rares : il faut traiter en moyenne 9.180 migraineux chroniques pour observer un effet secondaire (NNH) qui nécessite l’arrêt du traitement. D’après les résultats des essais cliniques, la probabilité d’aider un migraineux chronique plutôt que d’entraîner un effet secondaire sérieux est dès lors plus de 360 fois plus grande avec un Ac monoclonal anti-CGRP qu’avec le topiramate© ou la toxine botulique (Drellia et al 2021) (Fig 2). L’effet bénéfique inégalé des Ac se confirme sur le terrain : parmi 200 patients québécois traités, 71% rapportent une qualité de vie nettement améliorée, 46% la reprise d’une vie normale !
 

Conclusion

Rembourser des traitements innovants et onéreux pour les migraineux les plus invalidés n’est que faire preuve de justice sociale. Il n’y a aucune raison de fixer l’enveloppe budgétaire à un niveau inférieur à celui d’autres maladies graves, car il y va de la qualité de vie et de l’insertion et de la productivité professionnelles d’une frange importante de la population. Comme à terme ces traitements risquent de peser de plus en plus sur le budget de la sécurité sociale, il est de la responsabilité des praticiens d’identifier les patients qui peuvent en bénéficier en respectant les conditions de remboursement, et de celle des firmes pharmaceutiques d’envisager de réduire leurs marges bénéficiaires. 
 
Références
  • Streel S, Donneau AF, Hoge A, Albert A, Schoenen J, Guillaume M. One-year prevalence of migraine using a validated extended French version of the ID Migraine™ : A Belgian population-based study. Rev Neurol (Paris). 2015 Jul 31. pii : S0035-3787(15)00774-2.
  • GBD 2019 Diseases and Injuries Collaborators.
  • Global burden of 369 diseases and injuries in 204 countries and territories, 1990-2019 : a systematic analysis for the Global Burden of Disease Study 2019. Lancet. 2020 Oct 17 ;396(10258) :1204-1222.
  • Schoenen J., Franco G., Schretlen L. and Sobocki P. Cost estimates of brain disorders in Belgium.
  • Acta Neurologica Belgica 2006, 106 : 208-214
  • Gérardy P.-Y., A. Fumal et J. Schoenen. Epidémiologie et répercussions économiques des céphalées : une enquête parmi le personnel administratif, technique et ouvrier (PATO) de l’Université de Liège.
  • Revue Médicale de Liège 2008, 63 : 310-314
  • Schoenen J., Manise M. , Nonis R., Gérard P., Timmermans G. Monoclonal antibodies blocking CGRP transmission : an update on their added value in migraine prevention.
  • Revue Neurologique (Paris). 2020 ; 176 :788-803
  • Drellia K, Kokoti L, Deligianni CI, Papadopoulos D, Mitsikostas DD. Anti-CGRP monoclonal antibodies for migraine prevention : A systematic review and likelihood to help or harm analysis. Cephalalgia. 2021 Jun ;41(7) :851-864.